Dans les coulisses de l’entreprise du futur

Au cours des prochaines années, la blockchain et l’intelligence artificielle vont entraîner d’importants changements organisationnels au sein de l’entreprise. Un petit saut dans le futur permet d’en avoir un aperçu.

Nous sommes le 15 avril 2037, il est 9h et les locaux du 1238, Tennessee street, dans le quartier de Dogpatch, à San Francisco, commencent à s’animer. La grande bâtisse en briques rouges abritait autrefois une usine de fabrication de pièces automobiles. Depuis que ces dernières sont imprimées en 3D, l’entreprise a déménagé dans un immeuble de plus petite taille, et les locaux ont été investis par de jeunes entrepreneurs. L’histoire de l’immeuble est représentative de celle du quartier : ancien cœur industriel de la ville, il accueille désormais, dans ses immenses entrepôts désaffectés, une foule de startups en quête d’un lieu où croître. Cafés, restaurants et bars branchés essaiment à tous les coins de rue. La prolifération des grues, bétonnières et autres engins de chantier témoigne de la frénésie constructiviste qui règne dans le quartier, signe indubitable de dynamisme économique. De l’autre côté de la Baie, le brouillard, familier aux habitants de San Francisco, commence tout juste à se dissiper, dévoilant les rivages de la ville d’Oakland.

Le 1238, Tennessee street abrite les locaux de la jeune pousse PersonnX. Elle est spécialisée dans la construction de personnalités complexes pour assistants virtuels et autres agents conversationnels pour le compte de différents clients. Il peut s’agir de compagnies aériennes souhaitant employer un chatbot pour leur service client, de constructeurs automobiles voulant insérer un assistant virtuel dans leurs véhicules, ou encore d’hôpitaux concevant un agent conversationnel pour effectuer un suivi médical des patients à distance. Dans tous les cas, vient toujours le moment de réfléchir à la personnalité de l’intelligence artificielle, sa manière de s’exprimer, son type d’humour, la façon dont elle répond aux questions traitant de sujets sensibles, etc. PersonnX prend tout cela en charge, en fonction du cahier des charges du client.

La startup partage ses locaux avec une demi-douzaine d’autres startups, mais aussi avec une foule d’étrangers, travailleurs indépendants, nomades digitaux ou encore salariés travaillant à distance. Certains viennent presque tous les jours, d’autres ne font que des passages épisodiques. Car le lieu est un «corpoworking space », mix entre espace de travail collaboratif et locaux d’entreprise traditionnels. Avec la montée en flèche du travail indépendant et du télétravail, ce type d’espaces jouit d’une popularité croissante. Ils génèrent de l’émulation, des rencontres, et facilitent la mise en place de synergies entre différents projets innovants.

Quand la blockchain joue les managers

Bien qu’elle dispose d’une base clients solide, la startup compte tout juste une vingtaine d’employés dans ses locaux. Le reste de la main d’œuvre est répartie un peu partout dans le monde. Les progrès de la réalité virtuelle et augmentée permettent de réaliser des réunions à distance plus vraies que nature, tandis que le recours à un assistant virtuel chargé de la prise de rendez-vous permet de jongler avec les différents fuseaux horaires sans s’arracher les cheveux. Les différences entre la startup PersonnX et l’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui ne s’arrêtent pas là. Hormis les vingt individus présents, elle ne compte pas d’employés à proprement parler : tous les autres sont des contractants, avec lesquels elle travaille plus ou moins régulièrement. La frontière entre insiders et outsiders est bien plus floue qu’aujourd’hui. En fonction des projets sur lesquels elle travaille, l’entreprise établit de nouvelles collaborations avec des individus dotés de compétences adaptées.

Plus fluide, l’entreprise est aussi plus horizontale. Elle ne compte pas vraiment de managers. Tous les travailleurs sont spécialisés dans un domaine bien précis, l’encadrement et le management sont presque entièrement automatisés, assurés par des programmes qui répondent à des règles choisies par les employés au préalable. Bienvenue à l’ère de la DAO, pour Decentralized Autonomous Organization (Entreprise Autonome et Décentralisée), un nouveau mode organisationnel permis par les progrès combinés de la blockchain et de l’intelligence artificielle. Base de données transparente, inviolable et décentralisée, la blockchain offre une manière révolutionnaire d’échanger l’information de manière sécurisée sur la toile.

Elle permet, en outre, la mise en place de contrats intelligents, des protocoles informatiques qui déclenchent une action une fois que des conditions bien précises et définies au préalable ont été réunies. Il peut s’agir de contrats très simples, comme « Une fois que A aura payé telle somme en dollars à B, B envoie telle somme en cryptomonnaie à A », ou d’opérations plus complexes. Appliqués à l’entreprise, ces contrats permettent d’automatiser un grand nombre de processus, du recrutement au management intermédiaire, en passant par la tenue des comptes. Ils forment l’épine dorsale de PersonnX. Ce sont eux qui permettent d’automatiser les fonctions managériales, tandis que les travailleurs se focalisent sur leurs différentes spécialisations.

Eux également qui, en combinaison avec l’intelligence artificielle, permettent à PersonnX de recruter des collaborateurs dans le monde entier. Ainsi, chaque fois que l’entreprise a besoin de recruter du sang neuf, le noyau dur de PersonnX rédige le profil type de l’individu dont ils ont besoin, ses compétences, ses expériences professionnelles et sa formation. Ensuite, ils confient la tâche de trouver le candidat idéal à Aristote, une intelligence artificielle spécialisée dans les ressources humaines. Ce dernier s’occupe de publier l’offre, puis d’analyser les profils des différents candidats. Tous possèdent leur CV en accès libre sur la blockchain, assortis des documents prouvant qu’ils ont bien obtenu les diplômes qu’ils affichent et travaillé dans les entreprises mentionnées. La blockchain étant transparente et inviolable, ces documents sont à la fois publics et impossibles à modifier. La tâche des ressources humaines en est facilitée. Des algorithmes d’intelligence artificielle permettent ensuite de sélectionner le candidat idéal. Lorsque celui-ci entame sa mission, un contrat intelligent se déclenche dans la blockchain, précisant les tâches qu’il doit effectuer et la rémunération prévue en échange. Une fois son travail rendu, le collaborateur reçoit automatiquement son salaire sur son compte en banque, et le contrat intelligent se termine.

De l’importance de l’apprentissage

Mais la direction de l’entreprise n’est bien sûr pas intégralement confiée aux machines. Ce sont les humains qui décident des orientations les plus importantes, seules les tâches intermédiaires et les lourdeurs administratives sont automatisées. Ce matin, justement, les vingt employés de PersonnX se rassemblent pour étudier les résultats du premier trimestre et décider de la stratégie à suivre pour les mois à venir. Au sein de cette entreprise d’un type nouveau, la dichotomie entre actionnaires, managers et salariés a fait long feu. Tous sont un peu les trois à la fois.

En effet, chaque employé dispose d’une participation financière dans l’entreprise, sous la forme de tokens (jetons en anglais). Ces tokens sont une monnaie virtuelle hébergée sur la blockchain, sur le modèle du Bitcoin. Ils constituent en quelque sorte des actions virtuelles, et prennent de la valeur à mesure que l’entreprise croît. Chaque employé est ainsi directement intéressé au succès collectif, et tous ont voix au chapitre quant à la stratégie de l’entreprise. La prise de décision est ainsi plus démocratique, et l’entreprise plus agile. Chacun peut exposer directement ses propositions, fruits de son expérience de terrain, à ses collègues, qui votent ensuite pour les approuver ou non. Cela permet une meilleure remontée de l’information, qui n’a plus à transiter de la base vers le haut en passant par moult échelons hiérarchiques, et une plus grande réactivité de l’entreprise aux problèmes potentiels et évolutions du marché.

Durant la réunion, Arielle Wimbuch, la rédactrice chargée des dialogues humoristiques, évoque le dynamisme du marché chinois. Depuis que le gouvernement a autorisé la circulation des véhicules autonomes sur la voie publique, l’an passé, ces derniers connaissent une popularité croissante, et de nombreuses opportunités apparaissent autour des assistants virtuels insérés dans ces véhicules pour répondre aux requêtes des passagers. Elle est convaincue que PersonnX peut décrocher de nombreux contrats dans cette branche, et s’est mise à lire de nombreux classiques de la littérature chinoise pour adapter les répliques humoristiques qu’elle rédige au contexte culturel local. Paul Lee, un programmeur, suggère de se pencher notamment sur les applications touristiques, sous la forme d’assistants virtuels capables de présenter aux passagers les lieux et bâtiments célèbres. Les deux propositions sont acceptées à la majorité.

Passée la réunion, vient l’heure de se restaurer. Tous les midis, les employés préparent leur propre repas dans une cuisine collective. L’immeuble est doté d’un mur végétal, où poussent fruits et légumes de saison, et dont on se sert pour cuisiner. Ce midi, ce sera une ratatouille. Arielle Wimbuch profite de la pause déjeuner pour s’entretenir avec David Brown, un travailleur indépendant qui occupe un bureau au même étage que PersonnX, et conçoit des algorithmes d’intelligence artificielle pour véhicules autonomes. Comme il a récemment travaillé avec un constructeur automobile chinois, elle en profite pour lui demander une mise en contact.

L’après-midi est consacré à une formation dispensée par Franz Castorp, un collaborateur allemand de PersonnX qui, depuis Hambourg, leur expose, par le biais de la réalité virtuelle, les subtilités d’un nouveau langage de programmation informatique. Dans un monde en perpétuel changement, il est devenu crucial, pour les travailleurs de continuer à acquérir de nouvelles compétences tout au long de leur vie. L’éducation ne peut plus se cantonner aux vertes années. Les entreprises se sont mises à la page et s’assurent que leur main d’œuvre dispose bien des outils nécessaires pour continuer à se former. PersonnX organise ainsi régulièrement des formations, en demandant à certains employés de faire profiter de leurs connaissances à leurs collègues. Moocs, cours en ligne et stages de formation sont également fournis gratuitement par l’entreprise aux différents collaborateurs. Au bout d’un an d’ancienneté, les travailleurs gagnent en outre la possibilité de consacrer une demi-journée hebdomadaire, sur leur temps de travail, à un projet personnel. PersonnX entend ainsi encourager les individus à mettre en œuvre des projets innovants et à cultiver de nouveaux talents. Au bout de trois ans d’ancienneté, il est possible de prendre trois mois de congés pour acquérir une nouvelle compétence.

L’heure tourne, et les différents occupants du 1238, Tennessee street commencent un par un à prendre le chemin de leur domicile. Arielle Wimbuch commande une voiture autonome pour rentrer chez elle. Alors qu’elle monte à bord, le véhicule lui demande de confirmer l’adresse d’arrivée :  « 1770 Bush street, à San Francisco ? »

« Non, à Lincoln, Nebraska. » dit-elle sur le ton de la plaisanterie.

Après quelques instants, la machine reprend :  « Cette destination est trop éloignée, veuillez entrer une adresse plus proche. »

« Mes excuses, il s’agit bien de 1770 Bush Street à San Francisco. »

« Décidément, les machines auront toujours du mal avec le second degré. » songe-t-elle en regardant la Baie défiler par la fenêtre de son véhicule.