Avec la place croissante occupée par l’IA dans l’économie, c’est un nouveau monde du travail qui se profile, marqué par la complémentarité hommes/machines.
Tout a commencé par une étude publiée en 2013 par deux chercheurs de l’Université d’Oxford, « The future of employment: how susceptible are jobs to computerization? » (« Futur de l’emploi : quels métiers sont susceptibles d’être informatisés ?»). Celle-ci dresse un constat alarmant : près de la moitié (47%) des emplois américains risqueraient d’être automatisés au cours des deux décennies suivantes. Depuis, les rapports sur le sujet se sont succédé, certains parvenant à des conclusions identiques, voire encore plus inquiétantes (une étude de McKinsey parue en 2017, indique ainsi que 50% des tâches effectuées dans le monde sont déjà susceptibles d’être automatisées), d’autres plus modérées (telle cette étude d’un think tank américain tablant plutôt sur 25% d’emplois menacés). Des inquiétudes largement relayées par les media, et dont certaines œuvres de fiction se sont emparées, telle la série télévisée française Trepalium. Mais pour comprendre comment l’intelligence artificielle va remodeler le monde du travail, on ne peut se contenter d’une querelle de chiffres.
Les robots créent des emplois
D’abord, si l’étude de l’Université d’Oxford parue en 2013 a largement contribué à lancer le débat autour de la robotisation, les inquiétudes de voir la mécanique se substituer à l’homme sont en réalité bien plus anciennes. L’histoire regorge d’épisodes illustrant ce phénomène. Ainsi, lorsqu’à la fin du XVe siècle, les tout premiers livres illustrés ont été imprimés dans la ville d’Augsburg, dans l’Allemagne actuelle, les graveurs sur bois locaux, craignant pour leur travail, ont lancé une émeute et se sont emparés des imprimeries pour stopper leur fonctionnement. Mais les inquiétudes des graveurs n’ont pas tardé à s’apaiser, à mesure qu’un nombre croissant de personnes venaient quérir leurs services. L’imprimerie ayant baissé drastiquement le prix des livres, la demande augmentait, il fallait donc accroître l’offre de livres illustrés, et faire appel aux graveurs sur bois pour réaliser les illustrations originales. C’est un mécanisme classique en économie, également observé au XIXe siècle, avec l’invention du métier à tisser, qui a permis d’accroître la productivité et donc de baisser le coût des vêtements, entraînant une hausse de la demande pour ces derniers, avec à la clef davantage de travail pour les tisserands.
Bien sûr, l’innovation détruit aussi régulièrement des emplois. La faucheuse mécanique a ainsi rendu obsolète le métier de faucheur. Mais, selon la destruction créatrice théorisée par l’économiste autrichien Joseph Aloïs Schumpeter, elle en crée également de nouveaux. Il faut des ingénieurs pour concevoir les faucheuses mécaniques, des ouvriers pour les construire et les entretenir, etc. La question ne peut donc se limiter au nombre d’emplois que va détruire l’IA : il faut également prendre en compte ceux qu’elle va créer. Or, s’il est tout aussi difficile de prédire l’un que l’autre, on estime en général que l’automatisation créera davantage d’emplois qu’elle n’en détruira.
Certains phénomènes déjà observables viennent appuyer cette idée. Prenons l’exemple d’Amazon, entreprise championne de la robotisation. La multinationale américaine mise sur des drones pour effectuer ses livraisons de colis, a déployé des robots pour déplacer les paquets dans ses entrepôts, et investi dans un système de caisses automatisées. En 2016, le nombre de robots opérés par Amazon était estimé à 45 000, en hausse de 50% par rapport à 2015. Or, cette robotisation à marche forcée n’a pas été accompagnée par une vague de licenciements, bien au contraire. Ainsi, de 2015 à 2016, la main d’œuvre d’Amazon s’est également accrue de 50%. La robotisation n’a pas non plus fait pression sur les salaires, puisqu’Amazon a augmenté le salaire minimum distribué aux employés l’an passé. Elon Musk, qui avait misé sur l’automatisation effrénée de ses usines pour produire sa Tesla Model 3, s’est rapidement trouvé contraint d’accroître aussi drastiquement sa main d’œuvre pour faire fonctionner toutes ces machines. Cette logique se retrouve à l’échelle macroéconomique : les pays possédant le plus grand nombre de robots par travailleur, comme la Corée du Sud, le Japon ou encore l’Allemagne, ont tous des taux de chômage très bas.
Homme et machine sont souvent complémentaires
Admettons qu’en termes quantitatifs, IA et robotique permettent une création nette d’emplois. Reste un argument fréquemment avancé pour pointer les risques de cette technologie, qui s’attache davantage à l’aspect qualitatif. Certes, de nouveaux emplois vont venir compenser la disparition des premiers, mais les qualifications requises pour les occuper ne seront pas les mêmes. Les emplois les plus menacés par l’IA seraient ceux qui exigent peu de qualifications : caissiers mis au chômage par les caisses automatiques, employés des call centers menacés par les intelligences artificielles vocales, telles que celle exposée par Google lors de son dernier sommet Google I/O, livreurs remplacés par des robots de livraison… En retour, les emplois créés seraient majoritairement des emplois d’ingénieurs, exigeant de hautes qualifications : scientifique des données, expert en IA, ingénieur en robotique, etc. Peu probable qu’un caissier licencié la veille puisse se reconvertir le lendemain en un spécialiste du Big Data…
Mais les choses sont en réalité bien plus complexes. En effet, aussi impressionnantes que soient les capacités de l’IA, celle-ci est encore loin d’être parfaitement autonome. Ainsi, dans de nombreux cas de figure, c’est moins l’intégralité du travail effectué par un humain qui sera automatisé que certaines tâches spécifiques. Plutôt que de raisonner en termes d’emplois, il faut donc raisonner en termes de tâches. Pour prendre un exemple souvent évoqué, il est possible qu’une intelligence artificielle parvienne un jour à décrypter des radios médicales avec plus d’efficacité qu’un radiologue professionnel (bien que sans doute pas aussi rapidement qu’on a tendance à la penser). Mais une fois cette étape effectuée, ce sera au médecin de valider le diagnostic, choisir le bon traitement, de parler avec le patient et de l’accompagner durant son traitement. De même, si un robot peut livrer des pizzas, il faut un humain pour prendre les commandes, mettre la pizza dans sa boîte, la donner au robot, traiter les requêtes des clients, ranger le robot à la fin de la journée, etc. Or, nombre de ces tâches que l’IA est incapable d’effectuer ne requièrent pas forcément un haut niveau de qualification, mais plutôt de la polyvalence, un sens du contact humain, des aptitudes sociales, etc. Elles sont donc accessibles aux individus peu diplômés.
L’essor des « micro tâches »
Une autre conséquence de cette automatisation de certaines activités par les machines est la création de tout un nouvel écosystème de travail en ligne, avec des entreprises recrutant des travailleurs humains pour effectuer des micro tâches complémentaires de l’IA. L’un des exemples les plus célèbres est sans doute le Mechanical Turk d’Amazon, qui permet aux entreprises de recruter des travailleurs temporaires pour effectuer des petites missions que les ordinateurs sont incapables d’effectuer, qualifiées de « human intelligence tasks » (« tâches d’intelligence humaine »). Il peut s’agir de rédiger des fiches de description produit, de retranscrire des petits bouts de fichiers audio, ou encore de décrire le contenu d’une image. En 2017, la plateforme comptait environ 500 000 « turkers ». De nombreuses entreprises des nouvelles technologies recourent également à des travailleurs externes pour réaliser des petites missions de ce genre. Google emploie ainsi plusieurs milliers d’individus chargés de s’assurer que les vidéos publiées sur YouTube sont bien conformes avec les règles en vigueur sur la plateforme. Microsoft s’est dotée, de son côté, d’un Universal Human Relevance System, qui distribue chaque mois des millions de micro tâches à des travailleurs digitaux. Il peut s’agir, par exemple, de vérifier la pertinence des algorithmes de recherche d’Internet Explorer. Facebook recourt aux services de 30 000 modérateurs chargés de contrôler les contenus publiés sur la plateforme.
Autant d’exemples qui montrent à quel point intelligence artificielle et humaine sont complémentaires. Toutes ces entreprises qui se trouvent à la pointe de la recherche en matière d’IA ont en effet un besoin croissant de main-d’œuvre pour effectuer toutes ces tâches annexes dont ne peuvent se charger les algorithmes. Un autre exemple d’actualité serait celui des voitures autonomes. Pour que celles-ci soient capables de décrypter les panneaux de signalisation et de distinguer un cycliste d’un piéton, leur logiciel doit être nourri d’importantes quantités de vidéos illustrant ces différents types de situations. Mais ces vidéos doivent au préalable être labellisées par des humains pour que les machines puissent les comprendre (la vidéo doit par exemple être assortie d’une description précisant que ceci est un piéton, un cycliste, etc.). Une fois l’algorithme entraîné et déployé, le rôle des humains ne s’arrête pas pour autant : ceux-ci doivent désormais s’assurer qu’il fonctionne correctement et donner des pistes d’amélioration.
Il est ainsi probable que les plateformes comme Amazon Mechanical Turk ou Upwork soient les premiers signes de ce à quoi pourrait ressembler une partie du marché du travail dans le futur : un labeur humain fragmenté en différentes tâches, susceptibles d’être commandées et effectuées en ligne, et combinées avec des activités effectuées par l’IA. Michael Bernstein et Melissa Valentine, chercheurs à l’Université de Stanford, imaginent même l’essor d’entreprises digitales temporaires, mêlant IA et travailleurs digitaux, qui seraient consacrées à l’accomplissement d’une mission spécifique, par exemple construire une application convertissant les fichiers audio et vidéo en texte écrit pour les sourds et malentendants.
Ce monde du travail de demain ne sera certainement pas marqué par le chômage de masse. Il exigera en revanche des travailleurs beaucoup de souplesse et de polyvalence, une capacité à accomplir de nombreuses tâches différentes et à mettre régulièrement à jour leurs compétences. À l’éducation de s’adapter pour former cette main-d’œuvre de demain. Et comme le suggère le docteur Laurent Alexandre, enseigner la lecture, l’histoire, la philosophie, toutes ces activités qui permettent d’apprendre à penser, d’améliorer la plasticité du cerveau, pourrait s’avérer bien plus important que l’apprentissage du code.